Polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, Antoine-Rémy Polonceau (1778-1847) – à ne pas confondre avec Camille Polonceau (1813-1859), son fils – s’est investi, hors de sa compétence initiale et de sa propre initiative, dans maints domaines, parfois très éloignés les uns des autres. C’est son apport à l’étude des premières lignes de chemin de fer que nous aborderons ici.
Denis Hannotin et Christine Moissinac
En tant qu’ingénieur des Ponts et Chaussées (1), Antoine-Rémy Polonceau ne pouvait qu’être un acteur de cette épopée qu’a été l’essor des chemins de fer en cette première moitié du XIXe siècle (2). Et si, lorsqu’il aborde ce domaine, le rail commence à peine à s’imposer, il n’est plus lui-même un tout jeune homme au début des années 1830, époque de ses premières armes en la matière. À 52 ans, l’étude sur le terrain des directions à donner à quelques-unes des grandes artères du futur réseau national ne lui fait pas peur. À pied et à cheval, il n’hésite pas à braver les éléments à la recherche du meilleur tracé, attentif aux attentes des uns et des autres, quitte à y sacrifier sa fortune et sa santé. Comme la possibilité en était alors laissée à tout ingénieur des Ponts et Chaussées, Polonceau n’a pas hésité, tout en restant au service de l’État, à collaborer avec des entreprises privées, compagnies candidates à une concession ou collectivités locales, voire à agir pour son propre compte.
Promoteur et concepteur : le Paris Versailles par la rive gauche
Au début de la monarchie de Juillet, près de 1,2 millions de personnes empruntent chaque année la route de Paris à Versailles. De quoi susciter les ambitions des tenants de ce nouveau moyen de locomotion qu’est alors le chemin de fer. Mais si le principe en est adopté par les Chambres dès 1832, les décisions tardent du fait de la divergence des points vue entre une administration favorable à une ligne par la rive droite de la Seine et une représentation nationale partisane d’un tracé par la rive gauche. Cette indécision est propice à l’étude d’une multitude de projets, à commencer par celui d’Alexandre Corréard – l’un des quinze rescapés du radeau de La Méduse – qui, en 1834, est le premier à poser sa candidature. De tous les dossiers déposés, seuls quatre restent en lice : ceux de Corréard, de Richard, de Defontaine et de Polonceau et Seguin.
Polonceau affirmera par la suite avoir travaillé à son projet dès 1831. Quoi qu’il en soit, on le retrouve en 1836 associés à deux autres candidats : Achille Guillaume et Marc Seguin. Le premier, un financier, avait défendu le projet d’une ligne de Paris à Poissy établie sur la rive droite et desservant Saint- Cloud, Versailles et Saint- Germain. Quant au second, il n’est pas un inconnu pour Polonceau, tous deux s’étant disputés en 1831 l’adjudication du pont des Saints-Pères (3). Loin de les avoir éloignés, cet épisode les avait au contraire rapprochés et conduits à collaborer, Polonceau ayant été appelé à peaufiner le projet de chemin de fer de Paris à Orléans et à Tours par la rive gauche proposé par Seguin dès 1830. Rien n’empêche de penser que ce travail ait pu être à l’origine du projet présenté in fine par Polonceau.
En février 1836, le conseil municipal de Paris opte pour une solution par la rive droite, conformément au projet élaboré par Defontaine. Une position que le conseil général des Ponts et Chaussées reprend à son compte trois mois plus tard. Polonceau ne s’avoue pas battu, d’autant plus que les villes traversées par les divers projets commencent à se manifester. Le 18 mars, il s’adresse aux édiles de Versailles et à tous ses habitants. Après avoir rappelé son ancien mandat de conseiller municipal de la ville, il assure ses interlocuteurs de sa liberté de pensée : « Pour moi, je crois remplir un véritable devoir envers une ville pour laquelle je conserve un grand attachement […]. Lorsque j’ai fait la première étude, j’étais libre de choisir ; j’ai exploré les deux rives et ne me suis arrêté à la rive gauche que parce qu’elle est à la fois la direction la plus naturelle et la plus convenable. »
Le 9 mai 1836, coup de théâtre, le gouvernement présente à la Chambre des députés un projet de loi portant sur la concession d’une ligne de Paris à Versailles par la rive droite se détachant à hauteur d’Asnières du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Étudiée par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, la nouvelle ligne fait fi des projets déjà déposés. Devant l’opposition des députés favorables à un tracé par la rive gauche, le gouvernement se résout à mettre simultanément en adjudication deux chemins empruntant chacune des deux rives. Votée le 13 juin par les députés et le 29 juin par les pairs, la proposition fait l’objet de la loi du 9 juillet 1836.
Mais, en dépit des efforts déployés par Marc Seguin, qui s’applique en novembre 1836 à démontrer aux conseillers municipaux de Paris les avantages des « projets réunis de la compagnie Achille Guillaume, M. Polonceau et MM. Seguin Frères », le résultat des adjudications prononcées le 26 avril 1837 ne leur est pas favorable. Un évincement qui réside sans doute dans l’insuffisance des capitaux mobilisés. À raison : le capital de 11 millions de francs levé par la compagnie bénéficiaire (MM. B. L. Fould, Fould-Oppenheim et A. Léo) va se révéler très vite insuffisant, contraignant l’État à lui consentir un prêt de 5 millions pour l’achèvement des travaux et à l’autoriser à percevoir des tarifs plus élevés que ceux portés au cahier des charges initial.
Toutefois, loin de s’opposer, les deux parties, techniciens d’un côté, financiers de l’autre, vont se rapprocher. Engagé par Fould comme concepteur et conseiller de la nouvelle compagnie, Polonceau s’empresse de s’associer avec Seguin pour assurer la maîtrise d’oeuvre des deux principaux chantiers de la ligne : la tranchée de Clamart et le viaduc du Val Fleury (l’actuel viaduc de Meudon). Si les travaux sont menés à bien dans les délais impartis, ils se heurtent à l’hostilité des propriétaires et des riverains qui subissent avec réticence les expropriations et les modifications apportées à la voirie. Des échauffourées éclatent. Cette séquence est sans doute l’une des plus pénibles du parcours professionnel des deux hommes, Seguin se plaignant même d’une « brèche sensible » apportée à sa fortune. Ils doivent, en outre, tenir compte des remarques d’Auguste Perdonnet, l’ingénieur en chef de la compagnie. Celui-là même qui appelle à ses côtés un tout jeune centralien promis à un grand avenir, Camille Polonceau, le propre fils d’Antoine-Rémy, employé pour l’heure à la construction de la grande rotonde des locomotives. Autant la gestation de la décision a été lente, autant rapide fut la réalisation : la ligne est livrée à l’exploitation le 10 septembre 1840, soit un peu plus d’un an après sa rivale de la rive droite, laquelle subit cependant une interruption de service de deux mois (13 octobre-11 décembre 1839), la plateforme et les talus n’ayant pas résisté aux pluies automnales.
Concepteur au service d’une société privée : Paris-Rouen par la vallée de la Seine
Parallèlement, Polonceau travaille à un autre défi, l’étude du tracé de la ligne de Rouen par la vallée de la Seine. L’idée de réunir par le rail Paris aux ports de Rouen et du Havre habitait les milieux économiques depuis 1830. Mais l’incertitude de l’Administration sur la direction à suivre, alliée à l’opposition farouche des compagnies de navigation fluviale, bloquait toute décision ; avec pour résultat une lutte acharnée entre les tenants d’un tracé par les plateaux du Vexin et ceux d’un tracé par la vallée de la Seine, solution économiquement plus attractive mais d’une réalisation techniquement plus difficile.
En 1835, les Ponts et Chaussées se prononcent pour la solution par les plateaux, alors même qu’une compagnie représentée par Riant, notaire et conseiller général de la Seine, et soutenue par le banquier Jacques Laffitte, offre d’établir cette liaison par la vallée de la Seine à ses frais, s’estimant suffisamment solide pour lever les 80 millions nécessaires. Les Chambres réfléchissent et la décision est sans cesse retardée.
Recruté par Riant comme expert, Polonceau demande à son ami, Jean-Baptiste Bélanger, ancien élève de Polytechnique rencontré en 1812 à l’occasion des travaux du Mont-Cenis, de l’aider aux premiers relevés. En septembre 1835, les deux hommes arpentent à pied et à cheval les sites qui leur semblent les plus propices. Ils sont accompagnés de Victor Charlier, un maître de forges, membre de la Commission des chemins de fer, qui laissera un récit détaillé de ce voyage d’études (4). Suivant la Seine jusqu’à Rouen, ils évaluent les pentes, réfléchissent aux contraintes, aux nivellements et galeries nécessaires, se renseignent sur les crues du fleuve, discutent avec les habitants. Polonceau confie dans ses lettres qu’il travaille jour et nuit. Le projet élaboré présente trois avantages par rapport à la solution par les plateaux. D’abord, il arrive directement au centre de Rouen, qui devient ainsi le « centre principal de gravitation » du chemin de fer de Paris à la mer. Ensuite, il peut donner facilement naissance à d’autres lignes conduisant à Dieppe et au Havre. Enfin, « son tracé passant par les pays les plus riches en industrie et en commerce, et ceux où les populations sont les plus agglomérées, offrira plus de produits immédiats ».
Techniquement, sa réalisation ne pose pas non plus d’obstacles majeurs, du moins sur le papier : aucune pente supérieure à 4 mm/m, aucune courbe inférieure à 1 825 m de rayon, des tranchées inférieures à 16 m et seulement cinq souterrains.
Toujours aussi indécis, le gouvernement dépose le 3 juin 1837 un projet de loi tendant à l’adjudication de la ligne de Paris à Rouen et de ses prolongements sur Dieppe et Le Havre, à charge pour les candidats de préciser dans leur offre l’option retenue, par la vallée de la Seine ou par les plateaux. L’absurdité de la démarche fait capoter le projet avant même toute discussion. Le délai est mis à profit par Riant pour pousser son dossier, mais, bien qu’ayant donné l’assurance d’avoir réuni 71 des 80 millions nécessaires, il ne réussit pas à convaincre. Une loi votée le 6 juillet 1838 accorde la concession directe, au profit de MM.Chouquet, Lebobe et Cie, d’une ligne par les plateaux, concession agrémentée d’une clause de non-concurrence de vingt-huit années. Las, frappée de plein fouet par la crise de 1839, la nouvelle compagnie, incapable de réunir les fonds nécessaires, est déchue de ses droits le 1er août 1839. Face à cet échec, le gouvernement se montre plus conciliant et revient à la solution du tracé par la vallée de la Seine. Il appuie directement cette fois-ci sur Charles Laffitte, associé à six Anglais, dont Edward Blount, banquier d’origine écossaise établi en France. Le 15 juillet 1840, Laffitte emporte la concession, mais limitée à Rouen.
À peine constituée, la nouvelle compagnie rachète les études menées antérieurement sur le terrain, principalement celles de Polonceau, pour la modeste somme de 450 409 francs ! Elles sont utilisées par d’un groupe d’études composé de spécialistes anglais, privant ainsi Polonceau et Bélanger « de la gloire de mettre à exécution cette grande oeuvre, qu’ils avaient si habilement préparée » (5). Le 3 mai 1843, un premier train quitte Paris à 8 heures pour arriver à Rouen à 12 h 56.
(1)- Outre les routes, canaux, chemins de fer et ponts, Polonceau s’intéressa de près à l’agriculture et à l’élevage, portant un regard neuf sur les problèmes liés à l’irrigation et à l’enseignement agricole (on lui doit la création en 1827 de l’Institution royale agronomique de Grignon).
(2)- La rumeur veut qu’il ait fait poser quelques rails dans sa propriété de Versailles et y ait fait rouler des matériels de sa conception.
(3)- Connu également sous le nom de pont du Carrousel. Construit sur les plans de Polonceau, inauguré en 1834, il a été démoli en 1936.
(4)- Victor Charlier, « Un chemin de fer de Paris à Rouen », Revue de Paris, 1836, p. 107-130.
(5)- Virginie Maréchal, « La construction des lignes de chemin de fer de Paris à Rouen et de Rouen au Havre 1839-1847 », maîtrise, Université Paris I, 1994.
Appelé par des collectivités locales : le Paris–Lyon par Dijon
À la même époque, une liaison Paris-Lyon apparaît comme une autre priorité. Au début des années 1830, plusieurs tracés sont envisagés, empruntant les vallées de la Loire, de la Seine et de la Marne. Un moment ignorée, l’hypothèse d’une ligne suivant la vallée de l’Yonne est bientôt défendue par Marie Denis Larabit, polytechnicien et député du département du même nom. Il faut cependant attendre 1838 pour qu’un premier tracé par l’Yonne, signé Hyacinthe Bruchet, voie le jour. Surtout, cette même année est constitué un groupe de pression régional, le Comité d’études du chemin de fer de Paris à Lyon par la Bourgogne, présidé par le duc de Bassano, ministre et pair de France. Victime de la crise économique de 1839 et de la disparition de son président, le comité renaît au printemps 1840, prônant fermement un tracé remontant la vallée de l’Yonne depuis Montereau, puis suivant le canal de Bourgogne (vallée de l’Armançon) depuis Laroche. En juin, fort de l’appui des villes riveraines, il décide de lancer un examen sur le terrain. S’il est entendu que les études entre Montereau et Laroche, les plus faciles, seront assurées gracieusement par les services des Ponts et Chaussées, il est décidé de faire appel pour la partie aval à un ingénieur expérimenté en raison du franchissement du seuil de Bourgogne (ligne de partage des eaux des bassins de la Seine et du Rhône). Sur les recommandations d’Alexis Legrand, alors à la tête de l’administration des Ponts et Chaussées, le comité recrute Polonceau fraîchement retraité.
Dès le mois d’août 1840, une première brochure émanant du comité annonce que Polonceau a découvert un tracé par le col de Pouilly qui, évitant tout souterrain, permet de gagner Dijon par la vallée de l’Ouche, ce que confirme la publication de ses études en 1841.
On connaît la suite : l’adoption en 1843 – par la commission d’experts chargée de trancher sur la direction des trois tracés toujours en concurrence par les vallées de la Seine, de l’Aube et de l’Yonne – du rapport du comte Daru qui préconise de retenir le tracé Polonceau, mais remanié afin d’établir un lien direct entre Pont-d’Ouche et Beaune sans passer par Dijon ; la riposte de l’ingénieur dijonnais Henry Darcy qui propose, lui aussi, de modifier le tracé Polonceau en abandonnant l’Armançon aux Laumes pour atteindre Dijon via les vallées de la Brenne et de l’Oze au prix d’une forte rampe de 8 mm/m menant à Blaisy et suivie d’un tunnel de 4 100 m. C’est ce dernier avatar, plus court de 34 km mais plus coûteux, qui l’emporte, validant l’ensemble du tracé de la ligne de Paris à Lyon (loi du 26 juillet 1844). Quoi qu’altéré dans sa partie méridionale, le projet Polonceau fait toujours foi et, c’est là l’essentiel, ménage les intérêts des Icaunais, ce qui était le but recherché. Commencée en 1846 par la Compagnie du chemin de fer du Paris à Lyon (Rothschild, Pereire, Enfantin), sa construction s’achève en 1851.
Jusqu’au bout et sans relâche
Bien que retiré à Arc-et-Senans, dans le Doubs, où, appauvri, il a trouvé refuge auprès de Victor Charlier, Polonceau continue de s’intéresser de près aux affaires ferroviaires. Il réfléchit plus particulièrement à la desserte de la région qui l’a accueilli, et notamment à une ligne Paris-Genève via Dijon, Dôle et Poligny qu’il évoque ouvertement en 1841. Ce projet lui permet d’intervenir également dans les débats touchant à la direction à donner aux lignes de Dijon à Mulhouse et de Lyon à Besançon par Bourg. L’idée de cette dernière ligne, officiellement évoquée dès 1843, se concrétise en 1845 par la réunion à Lons-le-Saunier, sous l’égide du préfet du Jura, d’une commission (puis comité central) chargée plus particulièrement d’intervenir auprès des communes intéressées afin de recueillir leur point de vue et d’éventuelles souscriptions. L’Administration, qui se dit prête à prendre à sa charge une partie des études, penche tout d’abord pour un tracé de Bourg à Lons-le-Saunier et à... Poligny, avec embranchement de Lonsle- Saunier à Dôle, puis pour un tracé direct de Bourg à Lons-le- Saunier et à Dôle.
Toute latitude est cependant laissée au comité central de faire étudier à sa charge exclusive une variante à la section septentrionale. Ce qu’il fait aussitôt en faisant appel à Polonceau, favorable à une ligne plus directe se dirigeant depuis Lons-le-Saunier vers Poligny et évitant ainsi le détour par Dôle. Polonceau rend sa copie le 10 février 1846, à peine plus d’un mois après le rapport de l’ingénieur en chef Delarue chargé de la ligne « officielle ». Les deux projets sont soumis à l’enquête. Le résultat de la consultation, rendu public le 1er février 1847, tourne en faveur du travail de Delarue, laissant à Polonceau le soin de réclamer, en vain semble-t-il, le paiement intégral de sa contribution. Menée pendant un hiver très pluvieux, cette dernière incursion sur le terrain a raison de sa santé : « J’arrive très fatigué après avoir fait près de quarante lieues de reconnaissance à cheval », confie-t-il dans un courrier adressé son beau-frère. Il décède le 30 décembre, non sans s’être de nouveau penché sur deux autres dossiers concernant les lignes de Dijon à Lyon et de Lyon à Avignon. Consolation posthume, la ligne du pied du Jura (tracé Polonceau) deviendra réalité en 1862-1864, la ligne de Lons-le-Saunier à Dôle (tracé Delarue) en 1905.
Concepteur inventif, travailleur acharné, homme de terrain, attentif aux intérêts locaux, Polonceau n’a pas été un administrateur influent, même s’il a été toujours un ingénieur reconnu et un spécialiste apprécié. À lui, le travail de terrain, aux autres le bénéfice des opérations entreprises. Ce n’était certes pas un homme d’argent. Mais, grâce à sa compréhension de son environnement, à son insatiable curiosité, ce fut un créateur d’idées et de solutions techniques adaptées aux questions de son temps.
Denis Hannotin et Christine Moissinac, Antoine-Rémy Polonceau (1778-1847). Un Homme libre, un ingénieur au parcours éclectique, Presses des Ponts, 2011, 246 p., www.presses-des-ponts.fr
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