En 1832, Émile Pereire n’est pas encore un homme riche. Pour financer son projet, il doit courir les antichambres plus qu’à son tour. En dépit de l’intérêt qu’il lui porte, James de Rothschild se fait tirer l’oreille
Une fois le projet de son chemin de fer déposé (1832), Émile Pereire, qui s’est engagé à assumer les clauses de la concession à ses frais, risques et périls, se doit de convaincre les banquiers du bien-fondé de sa démarche. Disons-le tout net, l’accueil n’est pas des plus chaleureux. « On ne sait pas les efforts qu’il a fallu déployer pour réunir les 6 millions qui formaient le capital primitif de cette entreprise », témoigne bien des années plus tard son frère Isaac (1). Une difficulté à se faire entendre confirmée par Louis Clot, biographe de la première heure d’Émile Pereire, qui écrit en 1856 : Pereire, libéré des questions techniques confiées à son frère, s’occupait « avec plus de zèle et de talent que de succès, de faire la propagande de son chemin auprès des hommes d’affaires. De 1832 à 1835, il passa trois longues années à chercher, sans pouvoir les trouver, cinq millions pour un chemin que, vingt ans plus tard, il devait vendre 60 millions. Malgré les relations quotidiennes que sa profession de courtier lui ménageait auprès des banquiers […], il ne fut guère compris d’abord que de deux hommes de finance, MM. Ad. D’Eichthal et Thurneyssen, dont le suffrage finit, à la longue, par entraîner l’adhésion de M. de Rothschild » (2). Issu d’une famille de banquiers de Munich dont une branche est venue s’installer à Paris, Adolphe d’Eichthal, rencontré dans la mouvance saint-simonienne, est sans conteste le plus solide appui dont Pereire puisse alors se recommander. C’est lui, notamment, qui lui avance les 200 000 francs déposés pour servir de garantie à la soumission.
En vérité, le projet présenté par Pereire n’est pas la seule entreprise ferroviaire susceptible de pouvoir intéresser la haute banque. Marchant sur les brisées d’Émile Pereire, à moins que ce soit l’inverse, Jacques Laffitte sollicite ainsi la concession d’un chemin de fer de Paris à Pontoise, amorce de la ligne de Rouen. Mieux, une société d’études, créée en avril 1833 à l’effet de revendiquer, elle aussi, le chemin de fer de Rouen, reçoit la caution des
Davillier, Rothschild, Delamare, Sanson-Davillier, André et Cottier, Delessert, etc. Autant de grands noms de la finance parisienne. Aussi Pereire doit-il courir les antichambres plus qu’à son tour. En 1834, Michel Chevalier le plaint d’avoir à quémander, chapeau à la main, l’aide de tous ces capitalistes timorés, et lui propose le concours d’un banquier américain (3).
Grâce à d’Eichthal, Pereire réussit enfin à approcher James de Rothschild qui l’écoute mais ne promet rien. La loi de concession votée le 29 juin 1835, c’est encore d’Eichthal, en association avec Thurneyssen, qui verse les 100 000 francs réclamés en complément de la première garantie. Les Rothschild n’apparaissent qu’au dernier moment, à l’instant de la signature de l’acte qui, le 2 novembre 1835, consacre la fondation de la Société anonyme du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Par ailleurs, leur participation au capital (six millions répartis en 12 000 actions de 500 francs, dont cinq immédiatement souscrits) n’excède pas celle des autres intervenants : 2 350 actions, au même titre que d’Eichthal (nommé président), Thurneyssen et Davillier. Mais Pereire, qui hérite de 600 actions (4) et des fonctions de directeur, sait toute l’importance de l’adhésion des Rothschild à son projet. Il s’en était ouvert à Legrand dans une lettre en date du 16 mai 1835 : « L’intervention de la maison Rothschild dans l’entreprise du chemin de fer de Paris à Saint-Germain n’est pas seulement d’un grand intérêt pour cette affaire […]. Si, grâce à mon intermédiaire, cette puissante maison, qui, jusqu’à ce jour avait cru vouloir se borner aux affaires purement financières, vient prêter son appui à l’industrie et aux grands travaux d’utilité publique dont elle apprendra à apprécier la portée et les avantages, je croirai avoir rendu là un grand service à mon pays. (5) »
En fait, à en croire son frère Isaac, l’implication de la maison Rothschild dans l’industrie des chemins de fer ne fut pas aussi immédiate : « Le chemin de Saint-Germain devait être, dans la pensée de ses fondateurs, la tête des lignes de Rouen et du Havre, de Nantes et de Brest, et généralement de toute la région de l’Ouest. C’est ce qui a fini par se réaliser, mais après de longues années et au prix des plus grands efforts. Quelque éminents que fussent les membres du conseil d’administration de cette entreprise, petite à son origine, mais grande par l’avenir qui lui était réservé dans la pensée de ses fondateurs, il fut impossible de vaincre leur inertie et de les faire sortir d’une trop prudente réserve pour les amener à compléter l’oeuvre commencée. Il n’est que juste cependant de faire une exception en faveur de MM. Adolphe d’Eichthal et Auguste Thurneyssen, esprits éclairés qui sont restés toujours associés aux travaux de MM. Pereire. (6) »
Reste que le montant des travaux d’établissement, estimé par les devis primitifs à un peu moins de 4 millions, s’élevait en 1842 à plus de 16 millions, dont la moitié pour la seule entrée dans Paris.
Bruno Carrière
(1)- Isaac Pereire, La Question des chemins de fer, Paris, 1879, p. 69.
(2)- Louis Clot, Émile Pereire, Paris, 1856, p. 22-23.
(3)- Lettre du 13 mai 1834, archives de la famille Pereire, citée par Jean Autin, Les Frères Pereire. Le bonheur d’entreprendre, Paris, Librairie académique Perrin, p. 60.
(4)- Pereire reçoit en outre, pour prix de ses plans et travaux et des droits résultant de la loi de concession, 1 200 « coupons de fondation » qui lui réservent un quart des bénéfi ces nets, l’excédent étant versé pour moitié aux actionnaires et pour le quart restant au compte de la réserve destinée à pourvoir aux dépenses de l’entreprise (travaux, intérêts et amortissement des emprunts, etc.).
(5)- Lettre du 16 mai 1834, archives de la famille Pereire, citée par Jean Autin, ouvrage cité, p. 60.
(6)- Isaac Pereire, La Question des chemins de fer, Paris, 1879, p. 78.
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