OHCF. Sous ce sigle se cache l’Orchestre d’harmonie du chemin de fer du Nord. Connu de certains, cheminots, ignoré de la majorité. Et pourtant… l’Harmonie est une vieille dame qui a fêté ses 120 ans cette année ! Aujourd’hui, affiliée à l’UAICF (1), elle est toujours bien vivante avec une soixantaine de musiciens amateurs.
Françoise et Alain Brunaud
Les administrateurs de l’Harmonie ne font pas mystère de leur peu de connaissance des origines de leur association, faute d’avoir reçu en héritage les documents qui leur permettraient de remonter le temps avec précision. Fort heureusement, leur maison-mère, la Compagnie du chemin de fer du Nord, s’est montrée plus prévoyante, sans être exhaustive pour autant. Ainsi, de la naissance même de l’Harmonie, aucune archive, mais une confidence au détour d’un document attestant qu’elle aurait bénéficié d’une première subvention de 150 francs le… 27 décembre 1892 (2). La preuve qu’à cette date l’Harmonie était déjà formée. Mais plus éloquente est cette lettre en date du 12 janvier 1880, signée de l’ingénieur en chef de l’Exploitation Félix Mathias. Nous ne résistons a en donner une transcription :
« Un groupe d’employés s’est adressé à Mr le Président pour lui demander l’autorisation de fonder une Société de Musique qui porterait le nom de “Harmonie du chemin de fer du Nord”.
« Une association semblable existe à la Compagnie des chemins de fer de l’Est. « Pendant le siège de Paris une Société de Musique s’est formée sous le titre de “Fanfare du chemin de fer de l’Est”, mais au lieu de prospérer, elle n’a fait que perdre de son importance, de sorte que les réunions sont sinon supprimées, au moins très peu suivies et comme date et comme nombre de participants.
« On comprend, en effet, qu’une association de ce genre puisse réussir en province, où les sociétaires peuvent se réunir facilement et ou les distractions font souvent défaut ; mais à Paris, où les distances sont longues et les sociétaires éloignés les uns des autres, les réunions sont nécessairement peu suivies et une association de ce genre ne peut que péricliter après une expérience de quelque temps. »
Le refus de cautionner l’initiative est on ne peut plus clair. Elle est d’ailleurs rejetée, dès le lendemain, par le Comité de direction du réseau. Le fait que F. Mathias soit invité à préparer une réponse concertée avec Edouard Delebecque, l’ingénieur en chef du Matériel et de la Traction, peut laisser supposer l’origine professionnelle de notre groupe d’employés. De même, il n’est pas interdit de penser que la disparition des deux hommes, en 1888 pour le second et en 1889 pour le premier, ait levé les obstacles devant la renaissance du projet.
Les administrateurs de l’Harmonie d’aujourd’hui fixent sa création officielle au mois de janvier 1893. À cette date, une vingtaine d’ouvriers et employés des Ateliers de Paris La Chapelle, avec à leur tête Charles Porte, décident de créer une société musicale : l’« Union musicale du chemin de fer du Nord ». La transformation de son appellation en « Harmonie du chemin de fer du Nord » est décidée peu après. L’en-tête d’un document daté du 12 juin 1899 confirme sa date de naissance (« Fondée en janvier 1893 ») et sa nouvelle dénomination (« Harmonie du chemin de fer du Nord ») et désigne Ch. Porte comme directeur (et chef d’orchestre).
Pas de « roulants », ni de chefs de gare parmi les initiateurs de l’Harmonie, mais uniquement des électriciens, des menuisiers, des tourneurs, des soudeurs, des raboteurs. Et des hommes exclusivement, la parité n’est pas encore d’actualité. Leur formation musicale ? On ne la discerne pas précisément. On peut raisonnablement penser que certains appartenaient déjà à des sociétés musicales, que d’autres avaient reçu une formation lors de leur service militaire. Leur motivation réelle non plus n’apparaît pas clairement. Le plaisir de faire de la musique ensemble ? Imiter des formations déjà existantes dans d’autres compagnies ? Faire oeuvre pédagogique ? Aucune réponse précise ne permet de comprendre l’objectif de leur projet. Quoi qu’il en soit, l’Harmonie donne son premier concert le dimanche 15 juin 1893 au square Saint-Bernard dans le 18e arrondissement de Paris. L’année suivante, elle participe à des concours et obtient ses premiers succès. Le document précité du 12 juin 1899 porte une demande d’octroi de permis pour 86 membres de la société, tous agents de la compagnie, afin qu’elle puisse se présenter au concours de musique organisé le 25 juin à Château-Thierry. Elle en revient avec trois récompenses : 1er Prix de lecture à vue (une palme de vermeil), 1er Prix d’exécution (une couronne de vermeil et 100 francs en espèces) et 1er Prix de soliste (une grande palme en argent). Le jury était présidé par G. Parès, chef de la Musique de la Garde républicaine.
Quelques faits et dates jalonnent la montée en puissance de l’Harmonie : tenue d’un stand à l’Exposition universelle de Paris de 1900, concert à celle de Liège de 1905. Les subventions que la Compagnie du Nord lui assure chaque année depuis 1902 sont un autre indicateur de son importance croissante : de 150 F en 1892, elles passent à 300 F en 1893, 600 F en 1896, 800 F en 1897, 900 F en 1907, 1 100 F en 1909, 1 500 F en 1910 et 1 800 F en 1913.
La guerre de 1914-1918 décime les pupitres. L’Harmonie entre en demi-sommeil et n’assure plus que quelques concerts de bienfaisance. Accaparée par l’effort de guerre, la Compagnie du Nord se montre moins généreuse. Un rapport au Comité de direction du réseau daté du 14 janvier 1921 nous apprend que la dernière subvention versée (1 800 francs) remonte au 9 janvier 1914, et que son non renouvellement met l’association en difficulté : « Cette Société, dont les réunions ont été très espacées depuis le 1er août 1914, est actuellement en plein fonctionnement avec plus de 70 exécutants. Elle a dû faire réparer ses instruments, en acheter de nouveaux, ainsi que des pupitres et des partitions de musique. Pour couvrir ces frais ainsi que ceux des concerts qu’elle se propose de donner au cours de cette année, notamment dans les cités des régions réoccupées, elle fait appel à la bienveillance de la Compagnie. » L’Harmonie obtient en définitive une somme de 1 800 francs, dont on doute qu’elle ait été suffisante à l’achat d’une contrebasse d’une valeur de 1 200 francs (imposée par le départ en retraite du contrebassiste) et aux règlements des réparations, instruments et autres accessoires de musique (dont les prix ont plus que triplé depuis 1914). Ce qui ne l’empêche pas de reprendre la route, avec autant de succès. Dès 1921, le concours international d’Auxerre lui donne l’occasion de récolter trois premiers prix, avec félicitations du jury, présidé cette année-là par Marc Delmas, Grand Prix de Rome en 1919.
Pour augmenter ses liquidités, l’Harmonie propose à ses fidèles de venir gonfler ses rangs en tant que membre bienfaiteur (la cotisation est fixée à 50 francs en 1925), membre d’honneur (25 francs) ou membre honoraire (12 francs). Il est précisé que les membres honoraires peuvent assister aux répétitions ainsi qu’aux fêtes et sorties organisées par la société ; en outre, ils reçoivent, pour chaque concert donné par l’Harmonie, au moins deux places de fauteuils.
Si l’Harmonie apporte gracieusement sa contribution à des concerts destinés à soutenir une cause (au profit, par exemple, des orphelinats des chemins de fer français en 1924), elle répond également aux sollicitations plus commerciales liées à l’animation de fêtes et manifestations sportives (sollicitée en 1925 par la société sportive L’Espérance étampoise à l’occasion de son grand concours artistique et individuel de gymnastique, elle décline l’offre faute d’avoir été contactée à temps pour rameuter ses troupes).
Une autre de ses sources de revenus réside dans le grand concert qu’elle organise chaque année depuis le début des années 1920, tel celui donné le 19 février 1928 au Gymnase Voltaire, 2, rue Japy, Paris 11e, sous la présidence d’Omer Vallon, vice-président du conseil d’administration de la Compagnie du Nord, et avec « le concours d’artistes des grands concerts symphoniques de l’Opéra, de l’Opéra comique et de la Comédie française ». L’Harmonie évolue alors en « Division d’Excellence » et compte 130 exécutants. L’événement s’accompagne d’une « souscription » destinée à fournir les instruments et le matériel nécessaires à ses membres exécutants et à ses élèves. Cette souscription prend la forme de billets d’une valeur unitaire de 0,50 franc donnant droit au tirage de nombreux lots « dont un portefeuille d’une valeur nominale de 2 000 francs constitué par 4 obligations du Crédit national, de 500 francs 5 %, participant à 8 tirages annuels avec des lots de un million ». Comprenne qui pourra. Dans une lettre circulaire du 31 janvier invitant les dirigeants du réseau à apporter leur participation, le président de l’Harmonie, M. Lagarde, précise que celle-ci doit faire face à la formation musicale de près de cent élèves, encadrés bénévolement par neuf de ses membres « qui se consacrent à cette tâche avec le plus grand dévouement ».
La renommée de l’Harmonie fait qu’elle est invitée à participer en juin 1930 au Concours international de musique d’Alger, organisé dans le cadre du centième anniversaire de la prise de cette ville. Le voyage dure huit jours. 140 musiciens s’embarquent à Marseille. Chaque participant doit réserver sept jours sur ses congés annuels. Les femmes et enfants peuvent être du voyage, mais à leurs frais. Confrontée à quelques 90 formations, l’Harmonie se couvre de lauriers. D’autres déplacements à l’étranger sont régulièrement au programme, tels, en 1936, à Spa et à Zurich.
Pour assurer la relève, l’Harmonie dispense des cours gratuits de solfège et d’instruments aux agents de la compagnie et à leurs enfants, cours qui se tiennent soit au 20, rue Marcadet (18e), son premier point de chute, soit au siège social même de l’association, au 95, rue de Maubeuge (10e), qu’elle occupe depuis 1913. En 1927, les cours sont dispensés, sous la férule des professeurs Moret (cuivres), Naudon et Guillot (bois), les lundis et mardi de 17 h 30 à 18 h 30 rue Marcadet, les mercredis de 20 h à 21 h rue de Maubeuge.
Pendant la guerre, certains musiciens suppléeront les professeurs mobilisés. La sélection des élèves susceptibles d’intégrer l’orchestre est opérée par les chefs de pupitre. Un examen a lieu le premier mercredi de chaque mois en début de soirée.
Réunissant les musiciens, les répétitions commencent aux alentours de 20 h et finissent tard pour permettre au plus grand nombre d’y participer. Celles dites de détail, c’est-à-dire par pupitre, leur imposent d’assister à deux répétitions sur trois. En cas de non respect de cette consigne, le récalcitrant est exclu de l’orchestre. L’absentéisme des musiciens a toujours été un problème récurrent. Les registres d’appel regorgent de « A » (pour absent) et il ne se passe pas un conseil d’administration sans que la révocation d’un musicien soit évoquée. Marier vie professionnelle et activité artistique n’est pas toujours très aisé. Par contre, l’assiduité, figurée par la lettre « P » (pour présent), est récompensée. À partir de 1927, l’Harmonie loue à l’année une loge à l’Opéra comique qu’elle met à disposition des musiciens dont la présence régulière est constatée. Cette pratique cesse en 1930.
En 1940, après une période d’arrêt due aux événements, les répétitions reprennent permettant de maintenir la tradition du concert annuel pendant toute la période de l’Occupation. Répéter le soir devenant plus difficile en raison du couvre-feu, l’assemblée générale du 28 avril 1940 « décide de répéter le dimanche matin, une fois par mois et d’y convoquer les agents repliés » (l’horaire d’avant guerre sera rétabli en 1947). Tout au long de la guerre, l’Harmonie donne des concerts de charité qui procurent aux familles des moments festifs et permettent de recueillir des fonds qui entrent dans la confection de colis aux prisonniers et aux orphelins de guerre. Ainsi, le 8 novembre 1942, salle Pleyel, l’Harmonie participe au grand gala artistique organisé par la Protection mutuelle des chemins de fer pour venir en aide aux cheminots victimes de la guerre.
Le conseil d’administration du 18 novembre 1942 évoque l’adhésion de l’harmonie à l’Union artistique des cheminots français (UACF) née en 1938.
En 1945, le président de l’Harmonie, Louis Cambournac (3), rappelle « qu’il est nécessaire que l’harmonie du chemin de fer du Nord continue à être le groupe le plus demandé et le plus apprécié de toutes les organisations musicales de la SNCF ». La réponse est apportée dès 1947 sous la forme d’échappées dans plusieurs villes françaises et d’une tournée de six jours en Belgique. D’autres suivront, en Allemagne, en Autriche, au Luxembourg, en Suisse. Aujourd’hui encore, jouer au sein de l’Harmonie reste un privilège. En 1979, le président Duthoit déclarait à l’occasion de la remise des prix aux élèves : « Bon nombre d’entre vous aspirent à intégrer l’orchestre. Mais il s’agit d’une consécration qui n’est accordée qu’après beaucoup de travail et l’avis de vos professeurs. C’est là un honneur qu’il faut mériter. »
À ce jour, 60 musiciens sont inscrits. Quelques uns d’entre eux assurent exclusivement les cérémonies officielles. La direction musicale est assurée depuis 1997 par Benoît Boutemy, treizième chef d’orchestre en titre. La catégorie socioprofessionnelle des exécutants a évolué. Les cheminots sont désormais minoritaires. Les ouvriers ont disparu, remplacés aux pupitres par une forte proportion de cadres. Autre révolution, des femmes ont intégré l’orchestre. Dans les années 1920, une seule musicienne, fille d’un cheminot, figurait dans les rangs. Le concert annuel, suivi d’un dîner, et non plus d’un bal comme autrefois, figure encore au programme et la participation aux fêtes des kiosques parisiens se poursuit. Le répertoire s’est modifié et fait une plus large part aux musiques de film, de comédies musicales, de variétés et D’œuvres composées spécialement pour orchestre d’harmonie par des compositeurs contemporains. Le patrimoine musical de l’Harmonie ne recense pas moins de 1 000 dossiers de partitions dus à 530 compositeurs différents. Le 21 avril 2013, un concert aux Théâtre des Bouffes du Nord a célébré les 120 ans de l’orchestre, rendant hommage aux anciens qui, comme les musiciens actuels, font honneur à la pratique musicale « amateur », au sens noble du terme.
(1)- Union artistique et intellectuelle des cheminots français, née en 1938 pour fédérer les associations culturelles issues des compagnies ferroviaires privées.
(2)- Dans un article de La Vie du rail (n° 1158 du 8 septembre 1968) sur les 75 ans de l’Harmonie, José Bruyr précise que douze hommes se sont réunis le 12 décembre 1892 pour discuter de ce que devait être le premier concert donné par l’Harmonie.
(3)- Louis Cambournac (1886-1973), directeur de l’Exploitation de la Région du Nord de 1938 à 1944, puis directeur du Personnel.
L’Union des sociétés musicales parisiennes des chemins de fer (1923)
L’Harmonie du chemin de fer du Nord n’est pas la seule société musicale soutenue par la Compagnie du Nord. En 1921, celle-ci accorde des subventions à d’autres associations : la Société musicale des agents du Nord (basée à Busigny), l’Harmonie des agents du Nord (ateliers d’Hellemmes, 70 membres), la Société de musique de Roye, la Fanfare municipale d’Aulnoye, la Société de musique « La Concorde » (Avion), l’Union chorale et société philarmonique d’Hellemmes, l’Harmonie de la garde civique de Machiennes-Monceaut. Seules les trois premières reçoivent une allocation annuelle conséquente égale ou supérieure à 1 500 francs ; les autres doivent se contenter de 100 à 500 francs (sans doute parce qu’elles sont ouvertes à tous, cheminots ou non).
Les autres grands réseaux se prévalent également de sociétés musicales. Certaines éprouvent même le besoin de se fédérer, à l’exemple de celles de Paris qui, le 25 janvier 1923, décident de constituer « un groupe amical » sous le nom d’ « Union des sociétés musicales parisiennes des chemins de fer ». Participent à ce groupement l’Harmonie du chemin de fer du Nord, la Renaissance du PO, le Cercle choral des chemins de fer de l’État, l’Harmonie des chemins de fer PLM, l’Union musicale du Métropolitain et le Choral des chemins de fer PLM. Les buts de ce regroupement sont pour les sociétés :
« 1° - d’établir entre elles des relations amicales et de porter à leur connaissance tout ce qui peut contribuer à leur bonne marche ;
« 2° - de rechercher et de poursuivre tout ce qui peut tendre au développement de l’enseignement individuel et collectif de la musique parmi les agents des chemins de fer et servir à élever au plus haut degré possible leur niveau artistique ;
« 3° - de grouper les efforts en certaines auditions pour rehausser le prestige des musiques et chorales des chemins de fer et d’en tirer le meilleur profit en se soutenant mutuellement ; « 4° - de défendre moralement les intérêts respectifs de chacune d’elles ;
« 5° - d’encourager leur participation aux fêtes de bienfaisance intéressant le personnel des chemins de fer. »
Bruno Carrière
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