Au début du printemps de 1837, les Parisiens, attirés par la nouveauté, se précipitent le long des chantiers pour voir évoluer les premières machines locomotives commandées en Angleterre. Inspirées des diligences et autres véhicules hippomobiles existants, les voitures ne se singularisent que par la douceur de leur roulement qui tranche avec les cahots dus aux inégalités des chaussées.
Planet et Patentee se partagent la traction
En septembre 1835, accompagné de Clapeyron, Émile Pereire se rend en Angleterre auprès de Robert Stephenson. Celui-ci l’assure qu’il trouvera tant dans ses ateliers que dans ceux de ses concurrents – les Stephenson ne peuvent seuls faire face à la demande – les locomotives les plus performantes et les plus solides qui soient. De fait, Pereire commande outre Manche douze machines : six Planet (type 1A avec un essieu porteur et un essieu moteur), quatre fournies par Éd. Bury de Liverpool (Bury, Paris, La Seine (1), L’Aigle) et deux par Fenton, Murray et Jackson de Leeds (Jackson, Denis-Papin), et six Patentee (type 1A1 à deux essieux porteurs et un essieu moteur central) livrées par Ch. Taylor (L’Oise, Tayleur, Saint- Germain, Dragon, Salamandre, Watt). D’un poids unitaire de 9 tonnes (14 avec le tender), les Planet de Bury sont à même de tracter 42 t à 40 km/h en terrain plat. Plus lourdes – 12 t seule, 18 t avec le tender –, les Patentee de Ch. Taylor sont aussi plus performantes : 49 t à 40 km/h. Ces douze machines sont à l’effectif de la compagnie en octobre 1837 (Journal des débats, 23 octobre 1837). Pereire avait demandé que ces machines soient dispensées des droits de douane, mais seules deux (dont La Seine) bénéficièrent de ce passe-droit en tant que modèle prototype.
Le recours aux locomotives anglaises (d’autres ont suivi) n’est que l’effet de l’absence d’une industrie équivalente en France. Lorsque celle-ci commence à émerger, la compagnie est la première à l’encourager, la ligne de Saint-Germain servant à maintes reprises de banc d’essais aux constructeurs. Il en est ainsi dès le mois d’octobre 1837 avec la Stéphanoise, machine produite par les ateliers de Chaillot (2) pour le chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon.
Avant d’être expédiée dans le Forez, celle-ci effectue quelques marches d’essai entre Paris et Saint-Germain, dont une en double traction jusqu’à Asnières avec la Jackson, l’une des deux locomotives livrées par Fenton, Murray et Jackson (Journal des débats, 15 octobre 1837). Une expérience similaire est reconduite en octobre 1838 de Paris à Saint-Cloud, et en présence du duc d’Orléans, avec l’Alsace, première machine exécutée par la firme alsacienne Stehelin & Huber mais aussi première locomotive française acquise pour les besoins du Paris-Saint- Germain et du Versailles RD. Elle entre en service en janvier 1840 accompagnée de l’Hirondelle, sa jumelle : à six roues, elles tractent 69 t à 40 km/h.
Les premières locomotives sont souvent sujettes à des pannes. Le Journal des débats du 15 octobre 1837 reprend un entrefilet de son confrère L’Écho de la frontière qui, évoquant la construction du chemin de fer de Saint-Waast, exprime le souhait que l’« on inventât des locomotives plus simples que celles usitées sur le chemin de fer de Saint- Germain, où l’on est obligé de faire suivre chaque convoi par une locomotive de rechange, dans la crainte de quelque dérangement ». Cela est si vrai que l’obligation dans laquelle la compagnie s’était trouvée de recourir à la double traction peu après l’ouverture de sa ligne avait pour avantage à ses yeux, outre celui d’augmenter le nombre de voitures par rame, de ne pas totalement paralyser le trafic en cas de panne de l’une des deux locomotives.
En 1838, plusieurs cas d’essieux et de cylindres brisés sont signalés. Et en 1844 encore, en dépit d’un parc plus fourni, de nombreux retards sont relevés par l’administration, imputés à la « vétusté » et à la « faiblesse » des machines. Pointée du doigt, la compagnie répond en 1845 par un bilan chiffré de la régularité de son service : sur 10 110 voyages effectués en 1844, 10 075 ont respecté l’horaire, 24 ont éprouvé des retards supérieurs à 14 minutes, 11 supérieurs à 30 minutes, retards qu’elle attribue « soit à l’intempérie des saisons, soit à l’effet d’une trop forte charge ». N’entrent pas dans ces calculs les « grands convois » du dimanche dont la marche est entièrement subordonnée à la durée de l’embarquement et du débarquement d’un nombre considérable de voyageurs (3) : peut-être sont-ils la principale source des retards dénoncés par l’administration.
Un autre danger guette : le risque d’incendie. Le 28 avril 1840, le préfet de Police signale un départ de feu dans la forêt du Vésinet après le passage de la locomotive Watt. Le 26 mai 1842, l’ingénieur des mines Combes rend compte des « des incendies survenus sur les chemins de fer, dans les environs de Paris, à la suite du passage des trains ». Est dénoncée l’absence de cendriers sur les machines. Mise en sommeil, l’affaire rebondit en 1847. Les deux compagnies du Paris-Saint- Germain et de Versailles RD sont invitées, « pour empêcher les escarbilles d’être projetées sur la voie », à doter leurs locomotives d’un « appareil contre les flammèches » avant le 1er septembre. Le 21 octobre, passant de la parole aux actes, le préfet de Police interdit temporairement l’emploi de quatre locomotives (Le Creusot, le Bucéphale, le Vulcain et l’Etna).
Diligences et chars à bancs, à chacun sa place
Le Journal des débats du 28 juillet 1837 rend compte des premières circulations des « berlines » destinées au transport des voyageurs : « Ces berlines sont de la forme la plus élégante, malgré leur volume ; vingt-quatre voyageurs y tiennent largement à l’aise dans l’intérieur, et six à l’extérieur ; elles sont d’une douceur incroyable ; pas le moindre cahot, pas la plus légère secousse, tellement que lors même qu’on marche à une vitesse de douze à quinze lieues à l’heure, c’est tout au plus si l’on croit qu’on va vite. Les détails sont soignés et bien adaptés à leur objet ; mais ce qui est digne d’attention dans cette fabrication, ce qui constituait une difficulté d’exécution, parce qu’elle n’avait pas encore d’exemple à Paris, ce sont les ferrures de choc, pour arrêter, qui s’appuient sur un ressort horizontal placé sous la voiture, vers la moitié de la longueur. Le même ressort sert à la fois à la tige de traction, pour éviter la secousse du départ […]. En un mot, l’ensemble de la construction fait honneur à l’établissement de la carrosserie Saint- Chaumont (4), qui a été chargé de ce travail important. »
Un mois plus tard, au moment de la mise en service de la ligne, le parc des voitures est limité. Dans son édition du 26 août 1837, Le Commerce rend compte de cette faiblesse : « La Compagnie n’a encore reçu qu’un petit nombre de berlines et de wagons ; nous n’en avons guère compté qu’une vingtaine ; il est donc probable que beaucoup de personnes se présenteront demain au bureau du chemin de fer sans pouvoir être admises. » Selon les dires même d’Émile Pereire, la compagnie ne dispose toujours en fin d’année que de 43 « voitures ». Leur nombre sera plus que doublé en 1838 (5). Pour l’heure, la préférence du Commerce va au wagon le plus commun : « Si vous êtes dans un wagon découvert, et je vous engage à en choisir un de cette espèce, pourvu que vous ne craigniez ni les rayons du soleil, ni la pluie de coke pulvérisé qui tombera sur votre chemise et sur votre pantalon blanc, vous pourrez jeter un regard sur les travaux d’art qu’il a fallu construire pour conserver une voie presque horizontale au chemin de fer. »
Il est difficile de savoir à quoi ressemblaient exactement les matériels mis à la disposition des voyageurs. Dans sa Description du chemin de fer de Paris à Saint- Germain, publiée vraisemblablement en 1838, M. de Rouvières fait état de cinq berlines fermées (30 places par voiture), de deux berlines ouvertes (40 places), de huit diligences (30 places dont six extérieures), de vingt wagons garnis (40 places) et de 70 wagons non garnis (40 places), soit un total de 105 voitures offrant ensemble 4 070 places. Cependant, dans sa partie tarifaire, il ne parle plus de berlines, les voyageurs de première classe n’ayant plus le choix qu’entre les diligences couvertes et les wagons garnis (tarif unique de 1,50 francs), ceux de deuxième classe étant abonnés d’office aux wagons non garnis (tarif unique de 1 franc). Le Paris-Saint- Germain, lui aussi, ne fait état en 1838 que de « diligences », de « wagons garnis » et « wagons simples ». Mais, à la différence de M. de Rouvières, il répartit les voyageurs en trois classes : première classe à 1,60 franc (diligence), deuxième classe à 1,50 franc (wagon garni), troisième classe à 1 franc (wagon simple) (6). La description la plus plausible de ces matériels, quoique bien postérieure aux années de référence, reste celle de Lucien-Maurice Vilain (7). Selon lui, les diligences comportaient trois compartiments galbés aux banquettes et dossiers rembourrés.
1- La Seine est signalée par le Journal des débats du 26 avril 1837 comme étant utilisée au transport de terres de déblai entre les Batignolles et Clichy.
2- Dans son édition du 23 octobre 1837, le Journal des débats annonce la fermeture des ateliers de Chaillot, précisant que « la plus grande partie de l’outillage de cette fonderie a été acquise par la Compagnie du chemin de fer de Saint-Germain, qui achève en ce moment aux Batignolles l’installation d’un atelier de réparation et de construction de machines, où un grand nombre d’ouvriers sont déjà occupés ».
3- Assemblée générale ordinaire du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, 17 mars 1845. 4- Domiciliée au 6, rue de la Butte- Chaumont, cette entreprise, créée en 1836 par MM. Régie et Cie, et qui s’est donnée pour mission la fabrique « de toute espèce de voitures » (charrettes, diligences, omnibus, fi acres, cabriolets, coupés, etc.), s’enorgueillit de posséder aussi des « Ateliers spéciaux pour wagons et voitures de chemins de fer ». MM. Régie et Cie mettent à leur actif d’avoir construit pour le chemin de fer de Saint-Germain 60 voitures en deux mois et demi, voitures « admirées de tout le monde » qui ont établi « leur habileté », d’après un encart publicitaire paru dans le Journal des débats du 17 août 1837, reproduit ci-dessus, p. 22.
5- Dans son rapport à l’assemblée générale des actionnaires du 1er mars 1838, É. Pereire cite le chiffre de 102 « voitures et wagons de voyageurs ».
6- Ibid.
7- Lucien Maurice Vilain, Le Matériel moteur et roulant des Chemins de fer de l’État, du Paris-Saint-Germain (1837) au rachat de l’Ouest (1909) et à la SNCF, Paris, Éditions Dominique Vincent, 1972, p. 219.
La hauteur intérieure était de 1,44 m ! Aux deux extrémités du pavillon (partie supérieure), une place était réservée pour le conducteur, une pour chaque sens. De plusieurs modèles, les voitures de deuxième classe, également couvertes, avaient quatre compartiments avec banquettes non rembourrées. Leurs parois, à partir de la ceinture, étaient constituées par un grillage ou des rideaux. Les voitures de troisième classe étaient assimilées à des « chars à bancs ». Entièrement ouvertes, elles n’offraient que de simples bancs en bois. Seules les diligences disposaient d’un éclairage à raison d’une lampe à huile par compartiment.
Dans son édition du 3 décembre 1837, La Presse informe ses lecteurs que « tous les wagons ouverts du chemin de fer de Saint-Germain viennent d’être remplacés par des voitures fermées. Ces voitures seront destinées au service d’hiver, elles contiennent chacune quarante places d’intérieur ». Il semble cependant que le recours aux wagons ouverts ne soient bientôt plus que ponctuel, limité aux beaux jours en cas de forte affluence. Ainsi, au 1er septembre 1840, la compagnie se voit imposée la mise en circulation, de et pour Le Pecq, les dimanches et jours de fêtes, des « chars découverts » à prix réduit. Ce qu’elle omet de faire une partie de la journée des 6 et 13 septembre, manquement aussitôt dénoncé par le préfet de Seine-et-Oise. En fait, l’introduction de places à prix réduit en fin de semaine va à l’encontre de l’habitude suivie jusque-là pour les transports de personnes qui veut, au contraire, que les tarifs soient plus élevés. Conséquence, les wagons incriminés circulent bien mais à vide, et ne sont rendus accessibles qu’en fin d’après-midi au départ du Pecq, aux heures les plus chargées donc. L’obligation est levée le 15 avril 1841.
L’horaire inauguré le 20 janvier 1840 fait désormais mention de « wagons » (en semaine, 1,25 franc de Paris à Saint-Germain), de « diligences » (1,50 franc) et de « coupés » (2 francs), une déclinaison en vigueur sur le Paris-Versailles RD depuis son ouverture en 1839.
Enfin, courant 1844, la compagnie consacre un budget important « pour placer [ses] voitures sans des conditions analogues à celles des chemins nouveaux ». Elle en fait reconstruire un certain nombre, fait subir à d’autres « de grandes réparations », et généralise l’emploi d’« attaches rigides » afin d’éviter les chocs au moment du départ et de l’arrêt.
Bruno Carrière
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