Aperçus singuliers sur l’évolution des abris de locomotives à vapeur
Jean-Marc Combe Conservateur honoraire, Cité du Train, Mulhouse
Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante Sur le fer des chemins qui traversent les monts Qu’un Ange soit debout sur sa forge bruyante… Oui, si l’Ange aux yeux bleus ne veille sur sa route, Et le glaive à la main ne plane et la défend, S’il n’a compté les coups du levier, s’il n’écoute Chaque tour de la roue en son cours triomphant, S’il n’a l’œil sur les eaux et la main sur la braise, Pour jeter en éclat la magique fournaise, Il suffira toujours du caillou d’un enfant. Alfred de Vigny, La maison du berger. « Lettre à Éva »
Prologue
La scène se passe en 1863, sur le Midland Railway, à hauteur de Loughborough, en Grande- Bretagne, sur la grande ligne du centre, au sud du grand carrefour de Derby. Quelques garçons livrés à eux-mêmes (déjà !) trompent leur ennui en jetant de grosses pierres sur les trains qui passent, depuis un pont. Nous sommes à une époque où les machines ne possèdent pas d’abri constitué. Dans la grande majorité des cas, elles n’offrent que deux rambardes latérales ouvragées, faites de barres de fer, et dont le but est plus décoratif qu’utilitaire. Ce qui devait arriver arriva. Un mécanicien fut touché et grièvement blessé. Pour toute réponse et plutôt que de se lancer dans des considérations sur l’état de la société, le talentueux ingénieur en chef du Matériel et de la Traction, Matthew Kirtley (1813-1873), prit la décision de doter ses machines d’un toit fixé à la plate-forme par quatre longues tiges de fer. Alors que Kirtley pensait le problème réglé il dut, à sa grande surprise, faire face à une véritable fronde de la part de ses mécaniciens et chauffeurs, lesquels ne voulaient pas entendre parler des toits sur les plates-formes. L’enfer est pavé de bonnes intentions et il est permis de se demander quelle erreur Kirtley avait bien pu commettre. Aucune en réalité, mais cet excellent ingénieur connaissait mal la mentalité de ses subordonnés (1).
Acte 1
En 1863, un mécanicien de locomotive, ce n’est pas n’importe qui. À l’image du capitaine et de son navire, il est debout à son poste bravant l’adversité et les éléments et ne tolère aucun obstacle à sa vision. Installer entre lui et l’extérieur une protection, c’est porter atteinte à sa virilité. Curieuse façon de voir les choses et étonnante identité de conception avec la hiérarchie, à une période où les ingénieurs en chef se gardent bien d’aborder la question des abris, craignant les endormissements et donc de potentielles catastrophes ! État d’esprit manifeste au moins jusqu’en 1939, date à laquelle il est toujours interdit de s’asseoir à bord des locomotives à vapeur. Pourtant, la question est dans l’air depuis l’affaire Kirtley et surtout depuis la publication en France, en 1857, du livre du docteur Duchesne. Alors que l’époque est traversée par un puritanisme sans doute excessif, Duchesne explique, avec le sérieux requis par sa fonction, que les mécaniciens et chauffeurs, conséquence des vibrations, des trépidations et de la position debout, sont plus portés que les autres ouvriers aux plaisirs de la chair. Plus encore, ils éprouvent fréquemment des érections douloureuses liées à la présence du robinet réchauffeur (?) placé à hauteur des organes sexuels du mécanicien (2) ! Comme remède, Duchesne ne propose rien, sinon l’installation d’un abri protecteur dit en « queue d’hirondelle » (par analogie avec le volatile bien connu de nos contrées) avec lunettes, lequel deviendra d’un usage courant, à partir de la fin des années 1860. Il est permis de s’interroger sur la validité de l’argumentation de Duchesne, même si la question des trépidations a été l’objet de toute une littérature érotique mais plutôt côté voyageurs. En effet, l’expérience désastreuse des planchers mobiles montés sur les « Grosses C » PLM, une des gloires de l’Exposition universelle de 1900 avec l’Atlantic Nord, va plutôt prouver le contraire. Les dits planchers, conçus à l’origine pour améliorer le confort du personnel de conduite, vont se révéler d’une pratique intolérable tant les trépidations y étaient insupportables... à une époque où les hommes portaient un caleçon court en été et long en hiver.
Acte 2
On le sait, au départ il n’y avait rien. Comme le disait si ingénument le Magasin pittoresque de 1836, dans sa description d’une locomotive incluse dans un article de vulgarisation préparatoire à l’ouverture du chemin de fer de Paris à Saint-Germain : « Près de cette porte [celle du foyer] est placée une forte planche de support [...] Cette planche supporte le machiniste [nous sommes à un moment où le vocabulaire n’est pas encore fixé], qui peut, suivant le besoin, jeter du coke dans le foyer [...] ». Si l’on fait abstraction des considérations d’ordre sociologiques et médicales évoquées ci-dessus, il semble évident que du point de vue de l’accomplissement du service, le problème des abris peut se limiter à la seule problématique suivante : comment permettre de voir tout en protégeant. On peut ainsi comprendre que le passage de la forte planche à un abri constitué fermé sur tous ses côtés est la conséquence de l’augmentation progressive des vitesses. D’un point de vue technique, c’est vrai, ainsi que le montrera Maurice Demoulin. Pourtant ce sont les difficiles conditions météorologiques propres à certaines régions qui vont jouer un rôle décisif.
Max Maria von Weber (1822-1881) est le fils du célèbre compositeur Carl Maria von Weber. Moins connu que son père, il fit une brillante carrière d’ingénieur aux chemins de fer saxons, puis aux chemins de fer autrichiens de l’État, avant de clore sa carrière en tant qu’ingénieur-conseil. Ce fut aussi un écrivain prolifique qui, outre la technique, ne dédaignait pas la littérature. Dès 1862, il avait publié un livre sur les dangers encourus par les mécaniciens et le personnel des chemins de fer. Pour les mécaniciens, il enfonça le clou, en donnant un livre de nouvelles, Les Travaux et les jours, dans lequel il milite pour l’installation d’un abri sur les locomotives. L’une d’elles a été traduite et adaptée pour le numéro de Noël 1970 de l’hebdomadaire La Vie du rail. Elle est intitulée « Nuit d’hiver sur une locomotive ». On y voit le vieux Carl Zimmerman, un mécanicien éprouvé, conduire un express dans la nuit saxonne par moins quinze degrés et une formidable tempête de neige, sur sa locomotive Le Griffon. Une fois arrivé à destination, transformé en un bloc de glace, alors qu’il aspire à un repos bien mérité, le chef de gare lui indique qu’il a perdu sa prime à cause de vingt minutes de retard et qu’il doit immédiatement se mettre en tête pour assurer le train du retour, la machine prévue étant indisponible. Pour renforcer son argument, l’auteur nous livre une réflexion d’une jeune voyageuse confortablement installée dans un compartiment chauffé et enveloppée d’une pelisse de zibeline qui s’écrie à l’arrivée du train : « Je suis aussi rompue que si j’avais dansé toute la nuit ! » Par chance, Weber sera suivi et écouté et les locomotives allemandes seront parmi les premières en Europe à être dotées d’un abri complet et ce, dès les années 1860.
Acte 3
Aux États-Unis, pays de libéralisme économique échevelé, le pragmatisme ambiant fit que, prenant en compte les conditions climatiques particulières de l’Amérique du Nord, dès 1850 toutes les locomotives étaient munies d’un abri complet et fermé. Fait d’un toit, de deux joues latérales avec fenêtres et de baies perpendiculaires à la chaudière avec vitres de vision, il évoquait plus une maisonnette. Il fallait que le personnel se sente comme chez lui. L’abri, allié à la cheminée réservoir d’escarbilles et au chasse-buffles, devait donner l’image si caractéristique de la locomotive américaine du « Far West » et popularisée par des dizaines de westerns (3). Plus curieux encore, l’abri de locomotive fut à l’origine d’une étonnante campagne de publicité de la part des constructeurs. En effet, d’une manière générale les réseaux américains avaient plutôt tendance à ne pas étudier de locomotives et à choisir sur catalogue. Les constructeurs rivalisaient donc d’ingéniosité pour séduire le client. C’est ainsi qu’à un moment où la copie des styles anciens était à la mode, les constructeurs n’hésitaient pas à proposer des abris Renaissance, Gothique, Louis XVI, oriental ou simplement américain (4).
Acte 4
Ainsi qu’annoncé plus haut, laissons maintenant la parole à Maurice Demoulin, bon juge de la question des abris, à la fin du XIXe siècle, dont il donne une appréciation historique et technique. C’est là un texte parfait, auquel il n’y a rien à ajouter : « L’abri du mécanicien, en France du moins, ne se trouve guère que sur les machines de construction récente. Il y a quelques années encore, on se contentait de simples écrans, recourbés parfois vers l’arrière, pour former un commencement de toiture. Ces écrans, en tôle, placés à peu près à l’aplomb de la face arrière du foyer, étaient munis, de chaque côté, d’un verre enchâssé, appelé « lunette », permettant au mécanicien de voir sur l’avant sans se pencher au dehors.
« Ces écrans, considérés autrefois comme un luxe, à une époque où, d’ailleurs, les vitesses et les parcours des machines étaient moindres qu’aujourd’hui, sont remplacés, dans la plupart des locomotives de construction récente, par de véritables cabines en tôle, comportant une face avant munie de lunettes, de joues latérales assez développées et une toiture recouvrant toute la plate-forme. Les agents sont ainsi très convenablement protégés contre les intempéries (5). »
Pour que notre lecteur puisse se forger une opinion objective, avant de discuter quelques points, nous donnons maintenant une appréciation étonnante, postérieure d’une quarantaine d’année à celle de Demoulin. Elle émane de la Société « L’aérodynamique industrielle », dans un dépliant vantant les mérites du pare-brise Pottier, pare-brise aérodynamique supprimant les glaces des hublots sur les locomotives. Ce texte, de décembre 1933, vaut d’être cité :
« Le problème de la visibilité nécessaire aux mécaniciens des Réseaux de Chemins de Fer a intéressé de nombreux Ingénieurs, mais, jusqu’à ce jour, la solution n’avait pu être trouvée. Les appareils proposés comportaient généralement des parties mécaniques et, après un court temps de service, ces appareils ne fonctionnaient plus.
« Aucun dispositif n’a pu réussir à maintenir les glaces propres, en sorte que, les mécaniciens ne devant pas risquer de manquer l’observation des signaux, sont obligés de maintenir constamment la tête en dehors, exposée au vent, à la pluie et aux escarbilles. Il en résulte, vu les vitesses actuelles, des maladies des yeux et de la gorge, une très grande fatigue diminuant leurs fonctions visuelles et leur résistance physique ; d’où un déchet [sic] permanent dans le personnel, sans compter les nombreux accidents mortels qui se produisent par heurt de la tête contre les obstacles bordant la voie (31 morts en 1930 sur les sept réseaux français).
« À ces inconvénients, il convient d’ajouter celui de la réverbération dans les glaces, des lunettes situées en arrière, laquelle gêne beaucoup l’observation des signaux dans les grandes gares où il existe de nombreux foyers lumineux et, empêche pour cette même raison un éclairage normal et suffisant des abris de machines... »
Nous voici loin des phantasmes sexuels de Duchesne, comme de la rationalité satisfaite de Demoulin, pour approcher une réalité telle qu’on peut encore l’apprécier aujourd’hui dans le film de 1938 La Bête humaine de Jean Renoir, avec Gabin dans le rôle du mécanicien (6). On comprend mieux comment à la volonté de protéger s’est toujours opposée celle de bien voir. C’est pourquoi, les fameux abris en queue d’hirondelle, promus par Duchesne et appliqués à partir de 1860, constituaient une demi-mesure. Comme toute les demi-mesures, elle ne permettait d’atteindre aucun des objectifs assignés ; autrement dit la protection était plus que symbolique, surtout en cas d’intempérie. Quant à la vision, lunettes ou non, on ne voit pas ce qui changeait par rapport à une locomotive de 1840.
Pour ce qui est des abris complets, en dépit de tout ce qu’on a pu écrire, ils constituaient un véritable leurre. Une visite récente aux machines les plus modernes de la collection de la Cité du Train nous a permis d’en prendre pleine conscience. Ainsi, la Pacific Chapelon trompe son monde avec ses deux fenêtres latérales. En réalité, une fois sur la plate-forme on se rend compte qu’il n’y a pas la moindre place : se pencher depuis la fenêtre la plus proche de la chaudière est impossible. Donc, l’abri Chapelon n’apporte rien de plus que les abris des machines Nord si décriés pour leur côté spartiate et où, pour peu que le mécanicien fût un peu corpulent, le parcours s’effectuait avec les fesses à l’extérieur. Même les 141 R, si célèbres pour leur ergonomie, étaient loin d’être parfaites de ce point de vue. Une fois les vitres sales, il fallait bien pencher la tête en dehors pour voir. Il en allait de même sur la 232 U 1, en dépit de sa cabine « hightech » et de ses essuie-glaces.
Une solution, a priori plus satisfaisante, mais non intentionnellement recherchée puisque liée à la structure même de la machine, se fit jour avec les locomotives-tender, surtout celles construites après 1890, avec leurs faces avant et arrière assez bien occultées, mais avec les joues latérales le plus souvent largement ouvertes. Ainsi les mécaniciens et chauffeurs de ces machines se trouvaient-ils à peu près dans la même situation que celle des voyageurs de 3e classe habitués des impériales ouvertes ! Sans doute serait-on parvenu à une solution plus satisfaisante du problème, du moins aux plans ergonomique comme à celui du confort avec les locomotives modernes prévues par André Chapelon à partir de 1942. Mais il est impossible d’en parler objectivement, ces dernières, non construites, n’ayant pas reçu la sanction de l’expérience. Pour nous résumer, nous ferons nôtre l’opinion de nombreux anciens mécaniciens pour qui, en dépit du fort intérêt pour leur métier, la locomotive à vapeur classique n’était pas autre chose « qu’une boîte à courants d’air ». La prophétie du poème de Vigny, citée en épigraphe, était toujours avérée plus de cent ans après sa publication
Épilogue
Le problème de l’abri de la locomotive à vapeur classique semble donc une aporie, un problème sans solution. Il en existe pourtant une, ainsi que le montrera le futur. Elle réside dans… l’abandon de la vapeur au profit d’autres modes de traction, lesquels permettent aisément d’installer une cabine de conduite à l’avant de l’engin, et ainsi de régler les questions de vision et de confort, et de travailler l’ergonomie. En son temps, en France, les locomotives à vapeur spéciales que furent celle de Thuile en 1900, les machines thermo-électriques de Heilmann des années 1890, ou encore la 230 E 93 Sud-Est à chaudière Velox de 1938, toutes dotées d’une cabine à l’avant, avaient ouvert la voie vers les solutions du futur.
(1)- E.L. Ahrons, The British Steam Railway Locomotive, 1927, volume 1, p. 177. Londres, réédition Ian Allan, 1968. Matthew Kirtley est le créateur de nombreux types de locomotives, réputés pour avoir eu une longévité étonnante. Il faut se garder de le confondre avec William et Thomas Kirtley respectivement frère et neveu du premier, eux aussi ingénieurs dans d’autres compagnies anglaises de chemin de fer.
(2)- E.A. Duchesne, Des chemins de fer et de leur influence sur la santé des mécaniciens et des chauffeurs, Paris, Mallet-Bachelier, 1857, p. 176-177.
(3)- Sur les origines de l’abri aux États-Unis, voir l’ouvrage fondamental de John. H. White Jr., American locomotives. An engineering history, 1830-1880, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1968, p. 221- 223.
(4)- La planche des abris de locomotives stylisés proposés par différents constructeurs a été publiée en France dans Les Chemins de fer, Paris, Larousse, 1964, p. 19, puis reprise avec variantes, toujours chez Larousse, en 1970 dans le premier tome de L’Art et le monde moderne (direction René Huyghe et Jean Rudel), p. 75, sous le titre significatif de « La manie du style ou l’éclectisme industriel ».
(5)- Maurice Demoulin, Locomotive et matériel roulant (Bibliothèque du conducteur de travaux publics), Paris, Vve Ch. Dunod Éditeur, 1896, p. 169-170.
(6)- Sorti en version restaurée et remastérisée en novembre 2013.
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