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Témoignage. La « cuisine centrale » des cantines SNCF pendant la guerre

Acteur direct de la mise en place, début 1943, de la « cuisine centrale » chargée d’alimenter les cantines SNCF de Paris et de sa région (voir Les Rails de l’histoire n° 2, novembre 2011), Serge Bedu, contacté dans le cadre l’appel aux cheminots témoins de la Deuxième Guerre mondiale lancé par la SNCF en 2012, a accepté de nous en dire plus sur cet organisme disparu en 1949.


L’interview de Serge Bedu sera accessible en ligne sur le site Mémoire orale de l’industrie et des réseaux : www.memoire-orale.org

Fin 1942, en réponse aux restrictions alimentaires chaque jour plus drastiques qui touchent les cheminots, au même titre que le reste de la population, Holoye, responsable de l’Économat de la région Sud-Ouest de la SNCF, propose – à l’exemple de ce qui se fait déjà au sein d’autres entreprises – la création d’une « cuisine centrale » qui aurait pour rôle de préparer et de distribuer aux cantines SNCF de Paris et de la Région parisienne des repas plus copieux et mieux équilibrés.


Cette ambition exige, bien entendu, une organisation « industrielle » qui passe, en premier lieu, par la location des bâtiments, inemployés depuis le début de la guerre, de l’usine de charcuterie des Établissements Félix Potin implantée à La Plaine - Saint- Denis au 3 bis, chemin d’Aubervilliers. Deux hommes sont désignés pour piloter le projet : Holoye en tant que directeur, secondé par Istria comme gérant. Ce dernier, adjoint au chef de la comptabilité du service Voie et Bâtiments de la Région Nord, s’entoure aussitôt d’une petite équipe de cinq personnes, dont Serge Bedu (1) qui, plus particulièrement chargé de la partie administrative, reçoit pour première mission, le 2 janvier 1943, d’accompagner Istria à Levallois- Perret afin d’établir un rapport détaillé sur les rouages d’une cantine inter-usines privée.


L’« usine du Landy », ainsi communément désignée, se compose, outre les locaux abritant les réserves et les cuisines, et les quais de desserte automobile attenants, d’une vaste cour et d’une maison d’habitation donnant sur la rue. Autrefois attribué au directeur des lieux, ce pavillon est aussitôt investi pour servir de bureaux à la nouvelle cuisine centrale. Conservée dans l’état, la salle à manger voit passer nombre de visiteurs, dirigeants SNCF et autres hauts fonctionnaires et membres du gouvernement. La cuisine centrale commence sa production le 3 février 1943. Si la gestion administrative des opérations relève de la SNCF, la préparation des repas est confiée à des employés des Établissements Félix Potin rappelés pour l’occasion et placés sous l’autorité du chef Cheneau, aux fourneaux, avant guerre, d’un restaurant parisien réputé de la chaîne Potin. Un autre cadre de chez Potin, Ratzel, conserve la haute main sur les installations et le personnel.


La procédure mise en place ne souffre aucun écart. Les cantines SNCF rattachées à la cuisine centrale – l’adhésion n’est pas obligatoire – répondent toutes à un code : série 100 pour celles de l’Est (101 cantine de la rue de Châteaudun, 102 cantine du faubourg Saint-Martin…), 200 pour celles du Nord, etc (2). Chaque gérant, auquel a été fourni le menu de la semaine, est invité à communiquer par téléphone le nombre de repas dont il a besoin pour le lendemain (3). Programmée à la minute près, l’heure des appels doit être impérativement respectée afin d’éviter tout embouteillage. L’impératif est de pouvoir remettre à Cheneau le nombre de repas à préparer avant 15 h 30 dernier délai. Outre la préparation des repas, ce dernier doit établir les bordereaux détaillant les ingrédients et les quantités entrant dans la composition des lots à emporter afin de permettre le règlement, chaque matin, des droits d’octroi qui commandent l’accès à Paris (démarche devenue hebdomadaire suite à un arrangement).


(1)- Né en 1920, Serge Bedu entre au Nord en 1936. En poste en 1942 à la comptabilité Voie et Bâtiments Nord, il participe à la mise en place de la cuisine centrale, qu’il quitte en avril 1946. Il termine sa carrière en 1976 à la direction des Installations fi xes (subdivisions des caténaires) comme inspecteur honoraire.

(2)- 100 Est, 200 Nord, 300 Ouest, 400 Sud-Ouest, 500 Sud-Est, 600 directions générales et services centraux, 700 divers.

(3)- Quelques cantines se contentent de commander des denrées brutes qu’elles se chargent d’accommoder elles-mêmes.


Le transport des repas est assuré par le biais de « tines » en fonte d’aluminium. Chaque tine a une contenance de cinquante repas. Il ne s’agit pas ici de plateaux individuels mais de compartiments emboîtables contenant les quantités correspondant au nombre de repas demandés (qui peuvent être inférieurs à cinquante). La disposition des aliments dans les tines est immuable avec, de bas en haut, le compartiment des légumes, puis ceux des viandes, des entrées et des desserts. Les légumes et viandes sont expédiés chauds. Les tines sont chargées dans la matinée à bord de camions SNCF qui viennent se garer le long des quais attenant aux cuisines, obéissant, eux aussi, à un horaire précis. Chaque camion dessert plusieurs cantines. Pour les plus éloignées, des arrêts sont prévus dans certaines gares pour une expédition terminale en train. Les tines qui correspondent aux repas du soir (et ne concernent qu’une partie des cantines) sont expédiées avec celles du midi. Au retour, les camions se chargent de ramener celles de la veille qui sont nettoyées et lavées sur place.


L’usine du Landy se charge de la transformation des denrées brutes (abats en charcuteries, choux en choucroute, etc.). En cette période de pénurie alimentaire, rien n’est perdu. Ainsi, les os, soumis à ébullition, permettent d’obtenir des pains de graisse employés à la cuisson, puis, réduits en poudre, servent de compléments à l’alimentation du petit élevage de porcs situé à proximité et dont la cuisine centrale s’est assurée également l’exclusivité.


Le gros avantage de la cuisine centrale est de pouvoir offrir aux cheminots des repas comprenant chaque jour des pâtes ou des légumes et, surtout, de la viande, ce que la grande majorité de la population, soumise au système des cartes et tickets de rationnement, ne peut se permettre. De fait, si les cheminots sont invités à accompagner le paiement de leur repas des tickets en leur possession, il est certain que ceux-ci ne couvrent pas les quantités réellement servies. Se pose ici la question du ravitaillement de la cuisine centrale. Comme tout commerçant, celleci doit s’adresser au Service du ravitaillement général, seul habilité à délivrer les bons d’achat à présenter aux producteurs en fonction de ses besoins. Dès lors, on comprend mieux la tentation de la cuisine centrale de gonfler artificiellement le nombre des repas servis, ce qui, lors des contrôles (et elle en a connu plusieurs), donnait des sueurs froides à l’équipe en place. Les bons d’achat en poche, la cuisine centrale peut compter sur le réseau d’approvisionnement développé par Holoye pour l’Économat du Sud-Ouest en temps de paix. La cuisine centrale ne fournit ni le pain ni le vin, dont la fourniture continue de dépendre directement des cantines.


La cuisine centrale a pu ainsi distribuer jusqu’à 50 000 repas par jour. Ce qui l’a conduite, fin 1943, à s’agrandir en louant les locaux (et le personnel) de la charcuterie alsacienne Dougoud, implantée à quelques centaines de mètres de là. Elle assure son rôle jusqu’au bout, y compris lors de la grève insurrectionnelle des cheminots d’août 1944. Le retour à un ravitaillement plus régulier ayant incité les cantines à reprendre leur autonomie, elle interrompt définitivement son activité le 1er octobre 1949.

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